ABD EL KADER notre frère !
Emir, chef de guerre, écrivain, poète, maître, soufi, théologien, philosophe, était-il un homme d’exception lorsqu’il a été initié franc-maçon du Grand Orient de France ?
Sa vie profane
Lorsqu’Abd El Kader naquit en 1803 dans un village proche de Mascara, l’Algerie ne portait pas ce nom. C’était un territoire de 2 381 791 km² qui faisait partie de l’Empire Ottoman, sous la domination de la Turquie . Ce territoire, dont Alger est la capitale est divisé en provinces, sous l’autorité d’un Dey.
Depuis de XVI ème siècle, le Bey d’Alger se procurait ses ressources en faisant pratiquer la guerre de course en Méditerranée, c’est à dire le piratage des navires de commerce européens. Pour y mettre fin, différentes nations firent des actions de représailles, mais sans grand succès. En 1830, à la suite d’un incident diplomatique, le Roi de France, Charles X décida d’une intervention militaire dans la région d’Alger, et le 14 juin 1830 plus de 37 000 hommes débarquèrent à Sidi Ferruch .
Alger est prise le 5 juillet et le Dey capitule et part pour Naples
Les français occupent Alger, Blida, Medea, Oran et Bone ce qui entraîne des escarmouches épisodiques et en 1832, Abd el Kader organise un soulèvement général. Il y a des combats avec des alternances de succès et d’insuccès de part et d’autre et pour y mettre fin Abd El Kader signe un traité avec le général Demichel.
Abd El Kader reste maître de tout l’ouest, sauf Mostaganem et Arzew.
Par la convention de la Tafna, le général Bugeaud renforce les pouvoirs d’Abd El Kader qui dispose de 59 000 combattants.
Il s’agit d’une sorte d’armistice temporaire. Mais une expédition au lieu dit « Les Portes de Fer » est commandée par le Duc d’Orléans , Abd El Kader, surpris par cette attaque, se sent trahi et considère cela comme une rupture des accords de la Tafna et reprend les combats.
Le 16 mai 1843, le Duc d’Aumale capture la smala d’Abd El Kader ( le gros de son armée) mais il n’est pas capturé et continue les combats.
A noter avant de poursuivre que le jour de la capture de la smala, la bibliothèque qui ne quittait pas Abd El Kader, même sur le champ de bataille, fut détruite sur ordre du Duc d’Aumale et ainsi plusieurs milliers d’ouvrages d’une valeur inestimable furent pour la plupart détruits ou dispersés.
L’image d’Epinal s ‘empare même de cette destruction, triste réalité.
Sans doute démoralisé par la capture de sa famille, il est moins combatif, d’autant plus qu’à une entrevue, Bugeaud était venu accompagné de six bataillons d’infanterie, dix escadrons de cavalerie et des canons de campagne. Abd El Kader a le mérite de réaliser qu’il ne lui était pas possible de continuer la lutte. Il tenta de persévérer quelques temps, mais au cours d’une bataille dans la plaine de la Mitidja, il est vaincu et se rend au Général Lamoriciere le 28/11/1847. Fait prisonnier, il est forcé à l’exil en France.
Il quitte Alger sur la frégate « l’Asmodee » accompagné de sa suite : 97 personnes, dont sa mère, ses trois femmes, ses deux fils et deux beaux frères soit 61 hommes, 21 femmes et 15 enfants des deux sexes.
Arrivés à Toulon, les captifs furent hébergés au fort Lamalgue puis transférés au Château de Pau.
Ce grand chef prisonnier attira beaucoup de curieux, il ne refusa ni les visites ni de nombreux entretiens avec des personnalités ce qui le fit mieux connaître et lui attira bien des sympathies.
Son séjour à Pau ne dura que six mois, du 26 avril au 3 novembre 1848. Au cours de cette période les personnes qui l’ont fréquenté s’aperçurent qu’il était à la fois chef militaire mais aussi homme politique, philosophe, théologien et encore écrivain et poète.
Ces qualités lui avaient attiré l’estime des palois et il s’en rendait compte. En quittant cette ville, il dit « à Pau, je laisse un peu de mon cœur ».
S’il a été transféré au château d’Amboise avec sa suite, c’est en raison des diverses demandes d’autorités politiques, philosophiques et religieuses, mais aussi parce que le château de PAU avait besoin de travaux de réfection.
A Amboise il tient une sorte de salon littéraire philosophique et religieux ; il reçoit des personnalités de tous bords. Dans ses écrits il explique l’Islam et rédige un ouvrage : « Lettre aux Français » qui a été traduit dans différentes langues.
Dans cet ouvrage, il fait preuve d’une grande érudition, abordant différents sujets philosophiques, il traite des mérites de la science et des savants qui la diffusent ouvrant ainsi les esprits et les connaissances. Il reconnaît les mérites de l’écriture pour la diffusion des idées ; en particulier des idées nouvelles. Il a lu Platon, Aristote et d’autres philosophes, mais il est aussi influencé par les doctrines de l’occident.
Pour lui, tradition et liberté sont les deux noms d’une même réalité . Il pense que tous les hommes ne sont pas identiques et se répartissent en différents groupes ayant des valeurs différentes qui se complètent au lieu de s’opposer.
Dans un autre ouvrage : « Ecrits spirituels », sont regroupés différents textes presque tous d’essence religieuse, car il reconnaît l’existence des autres religions et il explique l’Islam, amorçant ainsi un dialogue Islamo-Chrétien.
Il fait preuve d’un grand égard pour « l’Autre » et de respect pour les idées différentes. Ce grand penseur de l’Islam estime qu’il n’y a pas de religion inférieure à une autre.
Il se réfère souvent aux écrits d’un grand penseur de l’Islam du XIII ème siècle, IBN-ARABI, dont il fit même éditer des œuvres et qu’il considère comme un de ses maîtres
Par ses écrits, ses conférences et ses conversations, ses idées se répandent et il acquiert une grande notoriété qui fait de lui mieux qu’un prisonnier : un hôte aimé de la France. Les francs maçons du Grand Orient de France attirés par son discours et par ses idées novatrices et toujours empreintes d’une grande tolérance commencent à lui porter un certain intérêt.
Il soutient le Prince Napoleon en 1852 qui va devenir l’empereur Napoleon III. Celui-ci, le 16 octobre 1852 lui avait rendu la liberté.
L’Emir, en 1852, au mois de décembre, jura de ne plus perturber les opérations de la France en Algerie et quitta celle-ci pour se retirer à Damas où il enseigna la théologie.
En, 1860 les quartiers chrétiens de Damas sont attaqués par des musulmans fanatiques. Bilan 3 000 morts.
Abd El Kader ne peut admettre cette violence et il n’hésite pas un instant pour prendre la défense des chrétiens et employer les armes pour les défendre. Il réussit à sauver environ 15 000 européens grâce à son influence et à sa détermination. Cette action lui attira de nombreuses marques de reconnaissance.
Cet acte héroïque attire une nouvelle fois l’attention du Grand Orient de France et de son Grand Maître de l’époque.
La loge Henri IV à l’Orient de Paris lui adresse une lettre lui faisant connaître le souhait de l’obédience de l’initier en tant que frère maçon du Grand Orient. Une longue lettre lui est écrite à ce sujet par le vénérable de la Loge Henri IV ( nous y reviendrons dans la deuxième partie).
N’oublions pas qu’il prit une part importante à la réalisation du Canal de SUEZ. Ce projet l’enthousiasmait.
Au cours de son séjour à Amboise, il eu la douleur de perdre 27 personnes de sa suite, dont une de ses femmes, qui assez curieusement est inhumée au cimetière communal d’Amboise, tandis que les autres personnes étaient inhumées dans le parc du château d’Amboise.
Abd El Kader décéda à Damas le 26 mai 1883. Il fut inhumé à côté de la tombe d’Ibn Arabi et en 1965 ses restes furent transportés en Algerie au cimetière El Alia.
Il avait 16 enfants, 11 garçons et 5 filles.
L’ensemble de son œuvre s’apparente à la création d’un humanisme analogue à celui d’Erasme qui était un humaniste chrétien, mais en diffère car pour lui la société est composée d’êtres dissemblables reliés entre eux par le religieux au sens large qui comporte différents courants de pensées. L’humanité étant finalement composée d’êtres évoluant, changeant d’opinions ou d’idées. Les êtres naissent, vivent, grandissent et disparaissent en se renouvelant sans cesse. Mais en tant que grand initié du soufisme, il affirme « Mais Dieu reste ».
Son œuvre littéraire a été éditée dans le monde entier, ses poèmes également (plus de 750 répertoriés). Ses biographes sont nombreux.
Le 27 octobre 2006, le maire de Paris a inauguré une place Abd El Kader dans le Vème arrondissement.
Sa vie maçonnique. (18 juin 1864 : 19 ans)
Bien qu’ayant eu de nombreux contacts avec les différentes obédiences maçonniques durant son séjour au château d’Amboise , Abd El Kader n’avait pas été initié franc-maçon durant ce séjour.
C’est bien la grande diffusion à travers toute l’Europe du comportement héroïque de l’Emir lors des évènements de Damas qui vont être les éléments déclencheurs du désir simultané de plusieurs loges d’intégrer Abd El Kader au sein de la maçonnerie en lui proposant une initiation.
Pour cela, sous l’impulsion du Grand Maître de l’époque, la Loge Henri IV du Grand Orient de Paris lui adresse une longue lettre où est exprimé avec beaucoup de force le désir de l’accueillir en son sein.
Cette lettre est accompagnée d’un magnifique bijou à caractère maçonnique sous forme de médaille que la loge a fait réaliser par un grand orfèvre en vue de le remercier pour son intervention dans le massacre des chrétiens de Syrie.
Puisque nous savons qu’il y a eu plusieurs demandes adressées à l’Emir, il est intéressant de se demander pourquoi il n’a répondu qu’à celle de la loge du Grand Orient ?
Une partie de la réponse se trouve dans cette lettre de la loge Henri IV. Tout d’abord c’est une demande explicite : le loge propose à l’Emir de devenir à la fois un enfant de cette maçonnerie qui est la Mère de tous les hommes de bonne volonté qui pratiquent le fraternité et en même temps un frère du groupe des francs-maçons.
L’Emir répond à cette lettre sans attendre. Celle-ci comporte une demande formelle d’initiation.
Une deuxième lettre est adressée par la loge HENRI IV à l’Emir pour lui poser les conditions de l’initiation et les questions à résoudre. Il y répondit de la manière la plus franche et la plus catégorique.
Le Frère Venez alors vénérable est chargé par la loge de s’entendre avec le Grand Maître du Grand Orient sur la manière dont on pourrait procéder à cette initiation dont le principal obstacle est l’éloignement du récipiendaire. Divers événements fâcheux au sein du Grand Orient retardent l’exécution. Après l’élévation de l’illustre Maréchal Magnan à la grande maîtrise, cela permet de remettre ce dossier à l’ordre du jour. L’Emir ayant des difficultés pour se rendre à Paris, contact fut pris avec une loge française à Alexandrie « les Pyramides d’Egypte ».
L’Emir projette d’effectuer un voyage dans ces contrées. La proposition de l’initiation de l’Emir fut acceptée par le Frère Custot, vénérable de la loge « les Pyramides d’Egypte » qui ferait cette initiation au nom de la Loge Henri IV.
Les formalités pour l’initiation étant réglées, le Loge Henri IV décide d’envoyer un questionnaire de dix questions à l’Emir. L’intéressé fait parvenir sa réponse aux dix questions qui lui ont été adressées avec une longue lettre qui commence ainsi : « Pour que vous sachiez bien que j’ai le désir très réel de m’associer à votre confraternité d’amour et de participer à vos vues dans la généralité de vos excellentes règles, car je suis disposé à y déployer mon zèle, et lorsque vous m’aurez fait connaître les conditions et obligations qui me sont imposées, je les observerai fidèlement ».
Par contre, les réponses aux questions posées ne peuvent être transcrites en totalité étant donné les volumes d’écrits que cela constitue. Il répond par exemple (fragment de réponse) à la deuxième question qui est : « Quels sont les devoirs de l’Homme envers ses semblables ? » Réponse : « Il faut qu’il leur donne de bons conseils en les dirigeant vers les avantages de ce monde et de l’autre ; qu’il les aide en cela, en instruisant l’ignorant et en avertissant l’indifférent, en le protégeant, en respectant le grand sans lui porter envie, en compatissant au petit et pourvoyant à ses besoins, amenant à eux les choses utiles et repoussant d’eux le mal ».
Après la réponse au questionnaire, le dossier de l’Emir étant reconnu complet, il est adressé à la loge « Les Pyramides d’Egypte » à Alexandrie.
L’Emir y est initié le 18 juin 1864.
L’orateur de cette loge, le Frère Nicoulaud, dans son discours exprime toute l’amitié des Frères présents.
Il n’est pas possible de reproduire ici cette planche qui est fort longue.
L’Emir fréquente assez régulièrement la loge « L’Orient de Damas » où l’on retrouve son nom sur les registres de cette loge.
A l’occasion il se rend à la loge qui l’a initié à Alexandrie . Il reçoit très fraternellement à son domicile les Frères qui sont de passage à Damas.
En 1865, le Frère Abd El Kader se rend en France. Le 28 août 1865 à AMBOISE il reçoit deux délégations maçonniques et à l’une d’elle il fait cette déclaration : « Je considère la franc-maçonnerie comme la première institution du monde. A mon avis, tout homme qui ne professe pas la foi maçonnique est un homme incomplet. J’espère qu’un jour, les principes maçonniques seront répandus dans le monde entier . Dès lors, tous les peuples vivront dans la paix et la fraternité. »
Le 30 Août 1865, de passage à Paris, il assiste à une tenue de la loge Henri IV à l’origine de son initiation. Il est accueilli avec beaucoup de fraternité .
La loge ne peut accueillir, par manque de place, tous les frères qui se présentent . De nombreuses questions lui sont posées. A la question d’un des Frère qui lui demande pourquoi la franc-maçonnerie ne se développe pas plus rapidement dans les pays d’Orient, il répond avec un sourire douloureux : « vous vivez dans un pays libre, il n’en n’est pas de même dans les pays d’Orient ».
Quatre de ces fils furent initiés francs-maçons. Deux dans la loge l’Orient de Damas, les deux autres dans des loges d’Egypte.
L’un des fils, initié à Damas, du nom d’Omar adresse une lettre au frère J.P Bienvenue-Martin, sénateur auquel il réclame son intervention pour l’instauration d’écoles laïques à Damas .
Mentionnons enfin que l’un de ses petits fils fût initié à la Loge « Les enfants de Mars » à Philippeville en Algerie.
Le 13 octobre 1947, l’arrière petit fils de l’Emir, Abdel Reza Abdel Kader rend la médaille qui avait été adressée à l’Emir par la loge Henri IV en 1860, au Conseil de l’Ordre (Procès verbal N° 2997) du Grand Orient de France afin qu’elle soit déposée au Musée de cette obédience où elle se trouve toujours.
Comme nous l’avons vu, l’Emir meurt le 26 mai 1883 à Damas à l’âge de 75 ans. Les francs maçons de Syrie en firent une annonce douloureuse.
En 1965 ses restes sont transportés au cimetière algérien d’El Alia.
Promu au rang de premier héros national algérien par le gouvernement nationaliste du dictateur Boumedienne, l’Emir subissait ainsi un dernier outrage. La récupération par la dictature qui avait besoin de la statue de ce héros.
Sa volonté était tout autre.
Dans la foule immense qui assistait à ce retour, quelques frères du Grand Orient de France et de loges d’Orient se tenaient anonymement et avec beaucoup de discrétion dans cette foule.
Par delà le guerrier, par delà le croyant, par delà les francs maçons, Abd El Kader reste dans l’histoire comme un chercheur, comme un humaniste et philosophe hors du commun avec des idées novatrices qui lui permettent de jeter les fondements d’un état nouveau en Algerie ce qui est surprenant du fait qu’en 1830 la notion d’Etat Nation unifié n’existait pas partout en Europe.
Il aimait répéter que la seule voie par laquelle l’humanité peut se développer à l’infini est la conscience, fonction exceptionnelle de l’homme.
Tulle Mars 2011