LA METAMORPHOSE DU CAPITALISME

En ce XXIe siècle débutant, les grandes multinationales qui ont bâti, en quelques années, des empires colossaux sur la base de la révolution numérique, constituent la partie émergée d'une autre révolution, d'ailleurs engendrée par elles : la révolution du capitalisme tel qu'il s'est pratiqué pendant des siècles et que le travailleur avait appris à appréhender, avec lequel il s'était relativement familiarisé à défaut de s'y soumettre de son plein gré ! Les lois économiques sont bouleversées dans tous les grands domaines constitutifs du capitalisme classique : le travail, la propriété, la concurrence, la production, le capital, le patronat, l'information et les pouvoirs de l’État au regard des dérives que ces nouveautés génèrent.

On savait, bien sûr, que les lois économiques n'étaient pas éternelles mais personne n'aurait pu imaginer qu'elles subiraient une telle mutation en une ou deux décennies seulement, presque à notre insu, prenant les travailleurs et les être humains en général dans un étau dont personne ne peut desserrer la terrible étreinte….

 

Intéressons nous au travail d'abord. Pour beaucoup par exemple, Uber c'est le diable, l'emblème de ces nouvelles entreprises du numérique qui détruisent les emplois tout en précarisant les conditions de travail. Pour d'autres, cette plate-forme est, au contraire, vecteur d'accès au marché du travail, surtout pour ceux qui en étaient très éloignés mais dont, il faut bien le reconnaître, c'est la faiblesse qui est exploitée par une politique de prix bas, souvent dus à d'habiles transgressions des lois.

Mais, que l'on soit pour ou contre, Uber et ses semblables bouleversent les règles sociales établies au lendemain de la 2e guerre mondiale. Et ce n'est que le début tant la liste de ces nouvelles plate-formes s'allonge tous les jours. La Confédération Internationale des Entreprises de Recrutement et d'Intérim prévoit 50 % de travailleurs indépendants de ce type d'ici quelques décennies. D'ailleurs, 36 % des salariés du privé cèdent à ce qui n'est peut être qu'un mirage et déclarent ne pas craindre ce nouveau statut. Plus surprenant, 17 % des fonctionnaires souhaiteraient même devenir indépendants. Ce ne sont que des évaluations et des sondages mais ils dissimulent un autre changement, une réalité ce coup là : l'émergence de la multi-activité. En effet, 2,5 millions de Français cumulent aujourd'hui plusieurs jobs, volontairement ou, plus souvent, involontairement. D'un œil méfiant et incrédule, nous avions déjà pu observer cette réalité dans les pays anglo-saxons. Depuis, nous avons commencé à nous y soumettre avec le fameux statut de l'auto-entrepreneur, particulièrement bien adapté à cette nouvelle donne du marché du travail.

C'est donc le socle salarial sur lequel reposaient essentiellement les solidarités collectives et le dialogue social qui est ainsi entamé. Le Code du travail, conçu autour de la sirène de l'usine marquant une même unité de lieu, de temps et d'action, comme au théâtre, n'y résistera plus longtemps, lui non plus. Pour beaucoup d'économistes, il faudra, à l'avenir, attacher les droits à lapersonne et non plus au contrat de travail. Un premier pas dans ce sens a d'ailleurs été franchi avec l'instauration du CPA, le compte personnel d'activité…

Le socle salarial devra aussi faire face à la montée de l'intelligence artificielle qui menacera, sans aucun doute, un grand nombre d'emplois actuels.

 

Un autre bouleversement est déjà largement entrepris : celui de la propriété, à l'origine de tant de luttes et symbole du capitalisme et des différences de classe sociale. Nous entrons dans un monde d'usagers par le biais, encore, de ces start-up qui prospèrent et proposent de louer, échanger, troquer et partager tout ou presque tout ! Et la vieille économie s'y met, elle aussi. A titre de seul exemple, Michelin a lancé « Fleet solutions » pour les professionnels : il reste propriétaire des pneus, objet apparemment banal, mais s 'occupe de tout, de la pose au remplacement en passant par le contrôle régulier. Les alternatives à la propriété sont, en effet, protéiformes, des outils aux appartements. L'usage prime donc désormais sur la possession, même pour l'automobile qui fut longtemps un marqueur social essentiel. C'est une inversion des valeurs qui s'opère ainsi, possession rimant avec aliénation, location avec évasion et liberté. Désormais, on se débarrasse plus facilement de ses biens par le biais de sites internet  qui se multiplient et incitent à faire le tri, recycler, louer ou vendre, fût ce à tout petit prix ! Cette consommation « collaborative » comme on la qualifie, contribue d'ailleurs à optimiser l'usage des objets et parfois aussi à créer du lien social par les rencontres qu'elle génère, en particulier avec le co-voiturage…

Le 3e grand bouleversement me semble être celui de la concurrence. Nicolas Rousselet PDG des taxis G7, écrivait, à ce propos dans un essai : « Les barbares sont à nos portes ! ». Il parlait ainsi des plate-formes numériques surgies dans les années 2010 et mettant en relation directe des clients et des prestataires venant ainsi concurrencer, du jour au lendemain, des entreprises établies de longue date et proposant des services nouveaux, simples et accessibles. Cet assaut inattendu a été rendu possible par la disparition de barrières d'entrée sur le marché, la démocratisation des smartphones, la multiplication des fonds capitalistiques qui permettent aux start-up de se développer à vitesse grand V. La branche SNCF Voyageurs est ainsi directement concurrencée par le co-voiturage et Blablacar ; les groupes hôteliers le sont encore davantage par la plate-forme AirBnb ; hôtels et restaurants sont soumis au jugement des utilisateurs de Tripadvisor qui les met en concurrence entre eux ; les assureurs regardent d'un œil inquiet le Chinois Alibaba qui convoite leur marché etc, etc. Même la musique est touchée avec Apple, Deezer ou Spotify

Ce ne sont plus les usines qui font désormais la puissance mais le nombre des clients ou des membres identifiés. En effet, cette concurrence redoutable s'appuie sur un seul élément : les utilisateurs et leur confiance. Si elle vient à faire défaut, le consommateur, extrêmement volatile, s'enfuit vers un autre site qu'il contribuera, à son modeste niveau, à enrichir. Et malgré leur puissance, ces sites ont leurs propres faiblesses puisqu'ils sont eux mêmes soumis à Google qui, en situation de monopole, a droit de vie et de mort sur l'e-commerce mondial. Pas d'alternative, en effet, pour les commerçants en ligne : pour être bien référencé et mieux placé que ses concurrents, il faut toujours dépenser plus en mots clefs et en liens payants !

Ces nouvelles démarches concurrentielles récentes viennent donc s'ajouter à celles liées à la mondialisation qui a fait de la planète un village dans lequel les acteurs traditionnels les plus puissants (EDF, SNCF , Air France etc.) doivent affronter, sur leur propre territoire désormais, des acteurs venus d'ailleurs.

Et au milieu des ces guerres impitoyables, le petit commerce local n'a souvent pas d'autre solution que de mettre la clef sous la porte, entraînant ainsi la désertification de nos centres ville…Il suffit de s'y promener pour en faire le triste constat !

 

Autre élément essentiel du capitalisme : la production. On pourrait déjà affirmer que la machine a jeté l'homme hors du travail à la chaîne et que c'est la fin du prolétariat avec la dictature des robots. Karl Marx doit s'en retourner dans sa tombe ! Mais voilà qu'arrivent celles que nos esprits naïfs n'auraient jamais pu imaginer : les imprimantes 3D (impression tri-dimensionnelle) ! Les spécialistes affirment qu'il s'agira là de la 3e révolution industrielle. Déjà on l'utilise dans l'industrie, l'architecture, la sculpture, le bâtiment (la NASA a construit une maison avec une imprimante géante), la chirurgie, la médecine et dans les domaines les plus inattendus. A Paris, les Presses Universitaires de France ont, par exemple, ouvert une librairie sans aucun livre en rayons. Seules trônent des imprimantes 3D qui permettent de confectionner le livre de son choix en quelques minutes. Les ouvriers du livre, si puissants autrefois, n'ont plus leur place. 

L'entreprise SEB envisage d'en pourvoir tous ses revendeurs qui pourront confectionner les pièces détachées selon les besoins des clients.

Imprimante 3D

Dans les bureaux, la production des cols blancs n'échappe pas à la révolution numérique et bien au-delà du simple usage de l'ordinateur devenu commun. Le banquier Britannique RBS a lancé son robot « Luvo » qui a remplacé 500 chargés de clientèle et qui sait répondre à la plupart des questions. Les logiciels « Lex machina » ou « Legalife » savent effectuer les analyses juridiques, rudimentaires pour le moment mais tout va très vite ! Les spécialistes affirment que dans une décennie, plus aucun diagnostic médical ne pourra être fait sans système expert !

Beaucoup de métros circulent sans conducteur et on teste actuellement des bus qui circuleront sans chauffeur ! Ce ne sont là que quelques exemples pour illustrer les bouleversements en cours.

C'est une remise en cause complète du Fordisme bâti sur un cercle vertueux : une production intensive réalisée par une classe d'ouvriers et de petits employés assurant eux mêmes une consommation de masse et le financement de la protection sociale. Depuis 2008 environ, nous avons basculé d'une économie Fordiste à une économie numérique.

 

Et le capital dans tout ça ? Il n'est plus du tout ce qu'il était et les nouvelles économies bouleversent les rapports de force. Jusqu'alors, la valeur d'une entreprise tenait, en grande partie, à ses actifs. Or, les entreprises qui pèsent le plus aujourd'hui n'ont plus d'immobilisations corporelles : Uber ne possède pas de flotte automobile ; Airbnb commercialise des millions de nuitées sans disposer d'une seule chambre d'hôtel et pourtant, sa valorisation est bien supérieure à celle d'Accor qui en possède 500 000 ; Amazon pèse 250 milliards de dollars en bourse et n'a aucune librairie ! Seulement quelques plate-formes d'expédition… Google et Facebook totalisent 950 milliards de valorisation. Mieux, en Juin 2016, Microsoft rachète Linkedin, un simple réseau social, pour la modeste somme de 26 milliards de dollars alors que, à titre de comparaison, Engie (ex GDF Suez) a sensiblement la même valorisation malgré ses 150 000 salariés !

La valeur des entreprises est totalement déconnectée de celle de leurs actifs tangibles. C'est historiquement une révolution ! Le véritable actif n'est établi que sur la base des utilisateurs. Plus cette base est puissante, moins il est nécessaire de dépenser pour convaincre d'autres utilisateurs.

 

Le patronat : nous sommes loin désormais des patrons paternalistes du type de Godin, fabricant des poëles du même nom et créateur du fameux familistère de Guise, son utopie réalisée. La plupart des patrons sont virtuels, à l'image de notre société. Ils ne sont que des salariés, courant d'une entreprise à l'autre, poussés par l'appât du gain ! Sans attache de coeur avec l'entreprise dont ils ne sont que des gestionnaires passagers, ils n'ont aucun état d'âme à licencier des milliers de salariés  pour répondre aux exigences de leurs actionnaires. Et même si l'affaire est rentable : il suffit qu'elle ne le soit pas suffisamment aux yeux des fonds de pension… Se comportant comme des prédateurs, ils s'en vont avec un pactole sans commune mesure avec la réussite dont ils devraient normalement se prévaloir !

 

Autre élément essentiel du capitalisme et de la lutte que se livrent patronat et classe ouvrière : l'information. Elle a complètement changé de nature. La découverte de l'imprimerie avait constitué une révolution et, depuis lors, rien n'avait vraiment changé. Posséder un journal permettait de faire passer des idées et procurait un pouvoir incommensurable ! Le patronat avait généralement la haute main sur la presse écrite d'abord, puis plus tard radiophonique et télévisuelle. Dans le bras de fer permanent qui opposait capital et classe ouvrière, les défenseurs de cette dernière, syndicats ou anarchistes par exemple, disposaient aussi de leur presse écrite, la plupart du temps sous forme de tracts largement diffusés grâce à un militantisme aujourd'hui en perte de vitesse.

Or, notre époque est devenue celle de la communication tous azimuts et surtout instantanée grâce, là encore, au numérique. En quelques minutes, les réseaux sociaux diffusent l'information, chaque citoyen se faisant reporter et commentateur en tombant parfois dans le mensonge ou l'outrance pour mieux mobiliser. Les pétitions circulent pour tout et parfois n'importe quoi. Mais c'est bien, peut être sur ce seul point d'ailleurs, une perte réelle de pouvoir pour le patronat et les politiques qui craignent comme la peste les réseaux sociaux !

Il est intéressant de faire une parenthèse sur le virage que prend l'embauche des salariés aujourd'hui : les informations traditionnellement recueillies par le patron sur le futur embauché ne se font plus par des entretiens ou des enquêtes classiques mais par des algorithmes ! Comment, dans ces conditions, tenir compte de l'aspect humain ?

 

Reste l’État : il assiste impuissant à ces bouleversements.  Dans le sport mondial pour payer moins d'impôts, par exemple, les géants Américains de l'internet sont les champions car, d'une part, ils ont su s'organiser dès l'origine pour tirer partie de la concurrence fiscale que se livrent les nations, d'autre part parce que le caractère immatériel de leur activité facilite les ruses comptables. Les lobbies sont officiellement installés à Bruxelles et disposent d'une telle puissance qu'ils sont à même de contrer la volonté des états. 

La puissance des états, déjà réduite par les superstructures comme l'Europe pour ce qui nous concerne, est également contrariée par les entreprises plus traditionnelles mais mondialisées devant lesquelles les pouvoirs publics s'inclinent et déroulent le tapis rouge en espérant glaner ainsi quelques emplois. C'est incontestable, le pouvoir absolu n'appartient désormais plus aux Etats. Et ce n'est pas le traité transatlantique, le fameux TAFTA,  qui arrangerait les choses. 

 

En conclusion, dans ce nouveau monde qui se met inéluctablement en place grâce ou à cause du numérique, quelle sera la place de l'Homme ? Pourra t-il tirer profit du meilleur en éliminant le pire ? De quelles protections bénéficiera t-il alors ? Quels seront les contre-pouvoirs si l’État lui même ne peut en être un ? Resterons nous prisonniers de cette société de consommation qui enrichit     ces multinationales et dont nous sommes des acteurs dépendants ? Quel sera l'avenir de nos enfants ou petits enfants élevés au biberon du numérique dont ils deviennent esclaves, se coupant des réalités de nos racines rurales, de la nature, du travail manuel et des emplois traditionnels qui seuls permettaient aux plus faibles de s'en sortir mais qui disparaissent avec la désindustrialisation ? Peut on réellement trouver un équilibre dans un monde virtuel qui conduit à un isolement incontestable ? Nous n'avons jamais autant communiqué et il n'y a jamais eu autant de solitude. Compter ses amis sur Facebook ne génère pas de véritables relations, ne contribue pas à l'épanouissement dans la société et au travail. A juste titre, on peut dire qu'être populaire sur Facebook c'est comme être riche au Monopoly ! Le nouveau capitalisme va t-il emporter toutes les règles sociales, patiemment tissées au fil des décennies ? Quelles seront les futures règles qui régiront alors les rapports entre l'entreprise et ses salariés ? Combien d'autres questions encore qui ne me viennent pas à l'esprit ! Tout l'enjeu consistera pour l'Homme à faire en sorte que cette métamorphose reste toujours à son service et qu'il n'en soit jamais l'esclave. L'issue de ce combat est des plus incertaines, au vu des changements colossaux qui se déroulent insidieusement sous nos yeux !

 

Albert Gleizes "En revenant de l'expo"

 

Musique : un chant très ancien de notre folklore Limousin, « lou coucut », merveilleusement métamorphosé et interprété par l'orchestre symphonique Lille- Nord-Pas de Calais. Il sera, ce soir, le symbole d'une métamorphose réussie, comme nous aimerions que le soit celle du capitalisme.

 

                                                                                                         

                                                                                                          Tulle le 14 Janvier 2017